"C’est clair : tout ce que j’ai, on me l’a donné. Tout ce que je peux avoir de vivant, de simple et de calme, je l’ai reçu. Je n’ai pas la folie de croire que cela m’est dû, ou que j’en étais digne. Non, non. Tout m’est depuis toujours donné, à chaque instant, par chacun de ceux que je rencontre. Tout ? Oui. Depuis toujours ? Oui. A chaque instant ? Oui. Par chacun que je rencontre, sans exception ? Oui. Alors, pourquoi, parfois, une ombre, une lourdeur, une mélancolie ? Eh bien c’est qu’il me manque le don de recevoir. C’est un vrai don, un don absolu. Quelquefois je prétends trier, choisir, je me dis que l’herbe est plus verte de l’autre côté du pont, des bêtises comme ça, rien de grave puisque l’on continue de tout me donner, sans arrêt, pour rien."
"La vie, je la trouve dans ce qui m’interrompt, me coupe, me blesse, me contredit. La vie, c’est celle qui parle quand on lui a défendu de parler, bousculant prévisions et pensées, délivrant de la morne accoutumance de soi à soi."
"Le souci de soi est une chose qui encombre les vivants. Peut-être est-ce le premier sac de sable que les morts jettent par-dessus leur nacelle, pour bondir plus haut, hors de vue."
"Ce qu’on appelle le « charme » d’une personne, c’est la liberté dont elle use vis-à-vis d’elle-même, quelque chose qui, dans sa vie, est plus libre que sa vie."
"Dans un café, la télévision ouverte. Le son est coupé Des images s’abattent les unes sur les autres, comme les cartes d’un jeu qui semble pouvoir durer pendant des siècles, jour et nuit. Soudain sur l’écran, un camp de concentration, des juifs à qui des bourreaux coupent la barbe en éclatant de rire. Dans le café, personne ne remarque cette scène, vite chassée par une autre, puis par des publicités. Eclats des voix, tintement des verres : la vie désenchantée poursuit son cours que rien n’arrête. Lorsque l’on me parlera désormais de cette niaiserie d’une « civilisation de l’image », je penserai à ce café, à ces images sacrées – comme sont toutes les figures de la douleur –, perdues dans l’indolence d’un jour d’été, profanées, oui, profanées, souillées d’être aussi aisément disponibles, toile de fond, décor pour un commerce. Ces gens que j’ai entrevus sur l’écran ont vécu, espéré, craint, sué une angoisse pire que la mort. Leurs visages sont à présent dans la fosse commune d’images où vont puiser les industriels de la télévision : tout s’y vaut, tout y est une seconde fois oublié, maltraité, humilié. La création, par l’invention d’une forme close, protège, recueille le réel. L’industrie – la télévision n’est que cela – détruit, et avec elle grandit, non pas une civilisation, mais bien une barbarie de l’image."
"Je suis toujours au bord de découvrir quelque chose d’important et bien sûr je ne le découvre jamais. Quelle « chose » ? Je ne sais pas. Je ne doute pas de son existence et qu’elle bouleverserait la mienne. Cette « chose » est là, au plus près, elle m’accompagne partout, double mes pensées et n’entre dans aucune. Le « sentiment » que je dis là et que je dis mal, je l’ai depuis l’enfance. Parfois je pense, comme je l’ai écrit au début de ces carnets : « J’attends. J’attendrai toute ma vie. » Parfois aussi, comme ce matin, je me dis : « Je suis attendu. Je ne sais pas où, je ne sais pas par quoi ou par qui, mais je suis certain d’être attendu. »"
"C’est avec ma solitude et avec elle seule que je vis. C’est elle seule que j’écoute, elle seule qui me nourrit et me veille. Elle fait barrage entre moi et les autres ? Oui, si l’on veut, elle fait barrage – mais ce barrage est aussi frêle que celui que les enfants inventent sur une rivière, avec une poignée d’herbes et de pierres. Il n’est pas complètement étanche et il n’est pas si difficile à passer – il y faut simplement la manière, celle de l’eau ou des petits enfants."
"Mon silence dont parfois se plaignent ceux que j’aime n’est pas tourné vers eux, mais vers moi. Je suis le premier à me demander pourquoi je me tais si longtemps. Je n’ai pas de réponse. Je sais seulement que si l’on interrompt ce silence avant qu’il soit naturellement accompli, je me sens malheureux, inachevé. J’aurais fait un très bon prince au bois dormant – même si un sommeil de cent ans me paraît encore bien court."
"Faire sans cesse l’effort de penser à qui est devant toi, lui porter une attention réelle, soutenue, ne pas oublier une seconde que celui ou celle avec qui tu parles vient d’ailleurs, que ses goûts, ses pensées et ses gestes ont été façonnés par une longue histoire, peuplée de beaucoup de choses et d’autres gens que tu ne connaîtras jamais. Te rappeler sans arrêt que celui ou celle que tu regardes ne te doit rien, n’est pas une partie de ton monde, il n’y a personne dans ton monde, pas même toi. Cet exercice mental – qui mobilise la pensée et aussi l’imagination – est un peu austère, mais il te conduit à la plus grande jouissance qui soit : aimer celui ou celle qui est devant toi, l’aimer d’être ce qu’il est, une énigme – et non pas d’être ce que tu crois, ce que tu crains, ce que tu espères, ce que tu attends, ce que tu cherches, ce que tu veux."
"« Reste près de moi », dit le mauvais amour. « Va, dit le bon amour, va, va,va : c’est par fidélité à la source que le ruisseau s’en éloigne et passe en rivière, en fleuve, en océan, en sel, en bleu, en chant. »"
"Vouloir plaire – c’est mettre sa vie dans la dépendance de ceux à qui l’on veut plaire et de cette part en eux, infantile, qui veut sans fin être comblée. Ceux qui recueillent les faveurs de la foule sont comme des esclaves qui auraient des millions de maîtres."
Bonne chance à ceux qui liront tout (et je n'ai pas tout mis!!!), mais je trouve vraiment ces textes très beau!
Fa